Quentin Rougemont1, Anne Carrier2, Jeremy Le-luyer3, Anne-Laure Ferchaud1, John M. Farrell4, Daniel Hatin5, Philippe Brodeur6, Louis Bernatchez1
1Département de biologie, Institut de biologie intégrative et des systèmes (IBIS), Université Laval, G1V 0A6, Québec, Canada
2Département de techniques du milieu naturel, Centre d’études collégiales à Chibougamau, Cégep de Saint-Félicien, Chibougamau, G8P 2E9, Canada
3IFREMER, Unité Ressources Marines en Polynésie, Centre Océanologique du Pacifique – Vairao – BP 49 – 98179 Taravao – Tahiti – Polynésie Française
4Department of Environmental and Forest Biology, State University of New York, College of Environmental Science and Forestry, 13210, Syracuse, New York, USA.
5Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, Direction de la gestion de la faune de l’Estrie-Montréal-Montérégie-Laval, 201, Place Charles-Le Moyne, Longueuil, Québec, J4K 2T5, Canada
6Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, Direction de la gestion de la faune de la Mauricie et du Centre-du-Québec, 100, rue Laviolette, bureau 207, Trois-Rivières, Québec, G9A 5S9, Canada
Introduction
Un grand nombre d’espèces de poissons ont vu leur abondance diminuer en raison notamment des activités humaines, qui peuvent entraîner une entrave au passage des poissons, de la pollution, des pertes d’habitats, de la surexploitation et bien d’autres problématiques. En réaction à ces baisses d’abondance, de nombreux programmes d’ensemencement ont été déployés pour soutenir les populations, dont celles de maskinongés (Esox masquinongy) du Québec. Cette espèce, réputée pour la pêche sportive de gros spécimens, a connu une baisse d’abondance considérable au cours de la première moitié du 20e siècle dans les eaux du fleuve Saint-Laurent et de l’archipel de Montréal. De 1950 à 1997, des maskinongés provenant de plans d’eau ontariens et américains ont été utilisés pour l’ensemencement de plus de 1,5 million d’individus. Ainsi, de 1950 à 1965, des œufs de maskinongé ont été initialement prélevés dans le lac Chautauqua, dans l’État de New York (USA), pour être transférés à la pisciculture de Lachine au Québec, où les alevins ont été élevés avant d’être relâchés dans le fleuve, ses tributaires et certains lacs. De 1965 à 1986, des adultes du lac Joseph ont été utilisés comme source pour les ensemencements. Enfin, de 1986 à 1997, des œufs provenant de la population du lac Tremblant ont été utilisés. Les populations des lacs Joseph et Tremblant sont issus eux-mêmes d’ensemencements à partir du lac Chautauqua (voir l’article de Carrier et collaborateurs pour obtenir plus de détails sur l’historique des ensemencements).
La gestion optimale du maskinongé passe nécessairement par la délimitation génétique des populations et l’évaluation du degré d’isolement entre elles. L’existence de populations plus ou moins isolées et indépendantes du point de vue de la reproduction doit effectivement être considérée dans les scénarios de conservation et de gestion. De plus, des groupes de poissons génétiquement distincts peuvent développer des adaptations locales si l’environnement diffère, adaptations leur permettant d’optimiser leur reproduction et leur survie dans un type d’habitat donné. Il est donc essentiel de conserver la variation génétique naturelle ancestrale d’une espèce et de s’assurer qu’elle préserve un bagage génétique assez diversifié pour lui permettre de s’adapter aux changements de son environnement. Ces connaissances permettront de définir les unités de gestion de la pêche et de protection et de restauration des habitats. Cela est particulièrement important dans le cas de systèmes ouverts comme le fleuve Saint-Laurent et ses tributaires.
La structure et la diversité génétique des populations de maskinongés n’avaient jamais été étudiées dans le fleuve Saint-Laurent, ses principaux affluents et les lacs des eaux intérieures du Québec. Une étude a donc été réalisée pour : 1) mesurer la structure génétique des populations de maskinongés, 2) mesurer l’effet des ensemencements historiques sur la diversité et la structure génétique des populations et 3) définir les unités territoriales de gestion des populations afin de maintenir une ressource durable pour la pêche.
Échantillonnage et caractérisation génétique
Un total de 662 maskinongés ont été échantillonnés dans 22 sites, pour un nombre approximatif de 24 poissons par site (Figure 1). Ces échantillons ont été principalement obtenus grâce à la précieuse collaboration de guides de pêche professionnels (M. Marc Thorpe, M. Mike Lazarus et M. Michael Philips), de leurs clients-pêcheurs, de pêcheurs sportifs bénévoles et du travail des techniciens de la faune. Un petit prélèvement de tissus de nageoire pelvienne (1 cm²; 100 mg), ensuite préservé dans l’éthanol, a été suffisant pour procéder aux analyses au laboratoire de L. Bernatchez à l’Université Laval. Les poissons ont été remis à l’eau à la suite de la capture.
L’échantillonnage a permis de couvrir les tronçons du fleuve Saint-Laurent distribués entre la région des Mille-Îles et le lac Saint-Pierre, les principaux tributaires du fleuve et certains lacs des eaux intérieures du Québec. Les sources majeures ayant été utilisées pour les ensemencements ont aussi été échantillonnées : 1) les lacs Chautauqua (État de New York) et Pigeon (Ontario), 2) le lac Joseph et 3) le lac Tremblant. Ces deux derniers plans d’eau ont eux-mêmes été ensemencés pour y introduire le maskinongé et ont ensuite été utilisés comme source de géniteurs quelques années plus tard. Le lac Traverse, situé en Mauricie, a également été inclus parmi les plans d’eau étudiés puisqu’il s’agit d’un des rares lacs à maskinongé n’ayant jamais été ensemencé.
En laboratoire, l’ADN de chaque maskinongé a été extrait à partir des petits échantillons de nageoires puis cet ADN a été caractérisé à l’aide d’une technologie de pointe qui permet de lire chacune des variations d’ADN sur une grande portion du génome (génotypage par séquençage). Grâce à cette méthode d’analyse, il a été possible d’identifier un très grand nombre de variations génétiques (polymorphisme nucléotidique simple ou SNP), qui ont pu être comparées d’un individu à l’autre et entre les différents sites échantillonnés. Les mesures de diversité et de structure génétique ont pris en compte plus de 16 000 positions différentes sur les brins d’ADN de chacun des maskinongés analysés.
Structure génétique des populations
Les analyses de diversité génétique ont révélé un niveau modéré de diversité en comparaison avec d’autres espèces de poissons qui ont été étudiées avec des méthodes semblables. La taille efficace des populations, estimée à partir des outils génétiques, correspond au nombre de géniteurs se reproduisant efficacement, transmettant ainsi leur bagage génétique à leur progéniture. En général, le nombre total de poissons compris dans une population peut être de 10 à 100 fois plus élevé que le nombre d’individus efficaces. La taille efficace des populations s’est en général avérée relativement faible, en particulier dans les lacs isolés. Pour le fleuve Saint-Laurent, la taille efficace a été estimée à 669 individus pour l’ensemble des sites regroupés. Cette valeur est considérée comme modérée comparativement à ce qui est observé chez d’autres espèces, mais reflète les caractéristiques particulières du cycle de vie du maskinongé (longévité élevée, position supérieure dans la chaîne alimentaire, comportement solitaire et territorial) et sa densité de population typiquement faible. Ces constats soulignent la vulnérabilité de cette espèce et l’importance d’appliquer des mesures de protection particulières pour en assurer la pérennité.
Les mesures de différenciation et de structure génétique suggèrent l’existence de huit groupes génétiquement distincts dans le système à l’étude. Le premier groupe comprend les maskinongés utilisés comme source d’ensemencement et les sites directement dérivés de ceux-ci, c’est-à-dire les lacs Chautauqua, Joseph, Tremblant, Frontière et Maskinongé ainsi que les rivières Chaudière et Saint-Maurice. Cela confirme l’origine commune des maskinongés de ces plans d’eau, tous dérivés de la source du lac Chautauqua, situé dans l’État de New York. Pour les rivières Chaudière et Saint-Maurice, nos résultats suggèrent que le maskinongé y était faiblement représenté initialement et que les ensemencements auraient permis l’établissement de populations pérennes. Le second groupe correspond à la rivière de l’Achigan et le troisième groupe à la rivière Yamaska, qui se distinguent du fleuve Saint-Laurent. Le quatrième groupe se compose de l’ensemble des sites du Saint-Laurent depuis les Mille-Îles jusqu’au lac Saint-Pierre. Le cinquième groupe correspond au lac des Deux-Montagnes, qui s’est avéré génétiquement distinct des maskinongés du fleuve Saint-Laurent. Fait à noter, les maskinongés du lac des Deux-Montagnes montrent, dans une certaine proportion, des migrations vers le lac Saint-Louis. Ces individus migrateurs ont en majorité (83%) été retrouvés sur la rive nord du lac Saint-Louis, qui est alimenté par les eaux provenant de la rivière des Outaouais. Le sixième groupe est composé des lacs isolés n’ayant fait l’objet d’aucun ensemencement, représenté dans la présente étude par le lac Traverse. Ce plan d’eau présente une structure génétique unique qu’il convient de préserver. Le septième groupe correspond au lac Pigeon (qui fait partie du système des lacs Kawartha en Ontario), ayant servi aux ensemencements dans une moindre mesure que les autres plans d’eau, et enfin le huitième groupe correspond au lac Champlain.
Dans le fleuve Saint-Laurent, bien qu’il s’agisse d’une seule population, plus la distance géographique entre les lieux de capture de deux individus est grande, plus la différenciation génétique entre eux est importante. Ce patron est une conséquence de la dispersion géographiquement réduite des individus à l’échelle de l’ensemble du Saint-Laurent. De plus, la variation génétique observée dans le fleuve Saint-Laurent est continue, c’est-à-dire qu’il n’y existe pas de réels groupes génétiques fortement différenciés. Cela suggère que la dispersion peut se faire librement de l’amont vers l’aval bien qu’elle soit évidemment réduite vers l’amont par la présence de deux obstacles majeurs sur le Saint-Laurent, soit les barrages Beauharnois et Moses-Saunders.
Effet des ensemencements
L’analyse fine des patrons de mélange génétique permet d’estimer l’effet des ensemencements sur la structure génétique des populations (Figure 2). Cette analyse a révélé que les ensemencements n’ont eu que très peu d’effets sur l’intégrité génétique des populations sauvages dans le fleuve Saint-Laurent. On y a mesuré peu de mélanges génétiques impliquant les souches des lacs Chautauqua, Joseph ou Tremblant, utilisés comme populations sources. À l’inverse, on observe des évidences de mélange génétique dans certains affluents du Saint-Laurent, et ce, malgré le fait qu’ils aient, dans la plupart des cas, reçu des quantités plus faibles de poissons ensemencés que le fleuve. C’est le cas pour les rivières Saint-Maurice et Chaudière ainsi que pour le lac Maskinongé où l’on constate un mélange des bagages génétiques local (représenté en noir – Figure 2) et introduit (représenté en vert – Figure 2). L’hypothèse principale susceptible d’expliquer ce patron est que les ensemencements ont eu des effets variables en fonction de la taille initiale des populations. En règle générale, on s’attend à ce que l’ensemencement par des individus issus de groupes génétiques différents, dans le cas présent des individus de lacs éloignés (différences climatiques et de types d’habitats), soit potentiellement inefficace en raison du manque d’adaptation des individus ensemencés aux conditions locales. Il est donc possible que les individus ensemencés dans le Saint-Laurent aient eu un faible succès reproducteur et/ou que les hybrides issus de la reproduction aient été peu adaptés aux conditions locales, montrant ultimement un faible taux de survie. Ainsi, il est possible que les maskinongés non indigènes aient été supplantés dans le fleuve Saint-Laurent, qui possédait potentiellement une plus grande taille de population que les lacs isolés ou les tributaires.
Incidences sur la gestion
Nos résultats indiquent que, d’un point de vue génétique, l’ensemble du fleuve Saint-Laurent, depuis la région des Mille-Îles jusqu’au lac Saint-Pierre, peut être considéré comme une seule entité au sein de laquelle la différenciation génétique des individus augmente faiblement en fonction de la distance qui les sépare. Ainsi, une seule unité de gestion serait suffisante sur le Saint-Laurent pour assurer le maintien de la diversité génétique dans ce système. Bien entendu, les populations qui sont isolées par des obstacles infranchissables devraient toutefois être gérées localement. C’est notamment le cas du lac Saint-François, enclavé par des barrages en amont (Moses-Saunders) et en aval (Beauharnois). La seconde unité de gestion comprend le lac des Deux-Montagnes, qui se distingue nettement de la population du fleuve Saint-Laurent. Le troisième groupe est constitué des affluents du fleuve Saint-Laurent, chacun représentant une unité distincte. Des nuances doivent toutefois être apportées en fonction de l’abondante du maskinongé à l’état naturel. Ainsi, les rivières de l’Achigan et Yamaska ne portent que peu de traces d’hybridation avec des poissons ensemencés alors que les rivières Chaudière et Saint-Maurice ont un profil de mélange génétique plus prononcé avec les sources d’ensemencement. Le quatrième groupe se compose des lacs ensemencés directement à partir du lac Chautauqua (lacs Joseph, Tremblant et Frontière) et partagent une similarité génétique forte avec ce dernier. Le cinquième groupe comprend les lacs dans lesquels le maskinongé était initialement présent (lacs Maskinongé et Champlain) et qui présentent des traces de mélange relativement modestes. Enfin, le lac Traverse représente l’une des rares, sinon la seule population naturelle non ensemencée au Québec et qui présente une composition génétique unique.
En conclusion, dans les systèmes précédemment non occupés par le maskinongé ou avec une très faible densité d’individus, les ensemencements ont permis le maintien à long terme des populations locales et ont ainsi contribué à mettre en valeur les activités de pêche sportive. Bien que les ensemencements aient temporairement contribué au recrutement de l’espèce et au maintien de l’offre de pêche dans la portion du fleuve Saint-Laurent situé dans la région de Montréal (voir l’article de Carrier et collaborateurs dans le présent numéro), ils ne semblent pas avoir été fructueux à long terme, possiblement en raison de la mauvaise adaptation des individus ensemencés aux conditions particulières d’un grand fleuve comme le Saint-Laurent. Lors d’une prochaine sortie de pêche, par exemple sur le fleuve Saint-Laurent ou le lac des Deux-Montagnes, il sera possible d’affirmer pêcher vraisemblablement des poissons indigènes d’origine locale. Nous recommandons d’éviter les ensemencements futurs sans une connaissance détaillée de l’abondance des stocks, de leur diversité et de la structure génétique ainsi que des échanges entre elles. La priorité devrait être accordée aux actions visant la protection et la restauration écologique des milieux aquatiques afin de permettre d’optimiser le succès de la reproduction naturelle.
Remerciements
Nous tenons à souligner l’implication des pêcheurs de maskinongés du Québec qui ont participé à la collecte d’échantillons, notamment celle de MM. Marc Thorpe, Mike Lazarus et Michael Phillips. Nous remercions M. Christopher Legard (New York State Department of Environmental Conservation) pour l’échantillonnage de spécimens du lac Chautauqua, M. Samuel Cartier pour le lac Champlain et M. Chris Wilson (Aquatic Research and Monitoring Section, Ontario Ministry of Natural Resources and Forestry) pour le lac Pigeon. Merci à M. Christopher Wilson (Fish Culture Section, Ontario Ministry of Natural Resources and Forestry) pour avoir partagé ses connaissances sur l’histoire des stations piscicoles et des ensemencements. Merci à M. Shawn Good (Vermont Fish & Wildlife Department) et à M. Jeffrey J. Loukmas (New York State Department of Environmental Conservation) pour avoir partagé leurs données sur l’historique de la gestion et des ensemencements au lac Champlain. Des remerciements particuliers vont également à M. Nicolas Auclair, M. Florent Archambault, M. Rémi Bacon, M. Christian Beaudoin, Mme Anabel Carrier, Mme Chantal Côté, Mme Julie Deschesnes, M. François Girard, M. Guillaume Lemieux, Mme Louise Nadon, M. Yves Paradis, Mme Geneviève Richard et Mme Éliane Valiquette pour leur contribution à la planification du projet et aux travaux de laboratoire et de terrain. Ce projet a été rendu possible grâce au financement du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec, de la Chaire de Recherche du Canada en Génomique et Conservation des Ressources aquatiques, de la Fondation héritage faune (Fédération québécoise des Chasseurs et pêcheurs), de Ressources Aquatiques Québec et de Muskies Inc.